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Bambi, ou l'histoire d'un Cerf

Texte et Photos Jérôme Garnier

 

Chaque printemps, des promeneurs découvrent en forêt un faon de cerf ou de chevreuil qu’ils pensent abandonné par sa mère. Parfois, ils l’emportent chez eux, mais bien vite, la contrainte devient insupportable… d’autant plus que la loi interdit la détention d’un animal sauvage. Parfois, ils le confient à un garde ou à un agent forestier.

Un faon soi-disant abandonné

C’est ainsi que le 18 mai 1989, dans le département de l’Orne, Michel, garde privé dans la forêt de Charencey et Annick son épouse, recoivent la visite forcée d’un faon de cerf, blotti dans un carton. Le petit cervidé est vite adopté par le couple qui s’empresse de mettre en place un cycle de biberons. Bien évidemment le doux pelage moucheté n’est pas sans rappeler celui du Bambi de Disney, aussi, le faon est-il baptisé du même nom.

 

Après plusieurs mois, il leur devient difficile de garder Bambi. Leur petit protégé s’est transformé en grand daguet bien encombrant. Le 9 avril 1990, les yeux humides, le couple confie l’animal au centre d’élevage de la Fédération des Chasseurs de l’Orne, en forêt de Gouffern, près d’Argentan.

Après quelques semaines d’une semi-liberté surveillée dans la propriété entièrement close, on lui attribue une clairière à la fois herbeuse et arborée avec une  grande cabane pour s’abriter.

 

Bambi (que de nom...) en 2012, âgé de 23 ans
Bambi (que de nom...) en 2012, âgé de 23 ans

 

 

Depuis cette période, Bambi a vu passer de nombreuses personnes près de son enclos. Des visiteurs venus pour le voir et puis chaque jour du personnel de la Fédération, notamment Jacky, le gardien des lieux qui s’occupe de lui. Depuis deux ans, le site à connu d’importantes transformations pour devenir le siège de la Fédération. Bambi a observé tous les travaux depuis son parc, pour lequel, pendant des années, quelques piquets et renforts de grillage auront suffi.

Des premières dagues à celles du ravalement.

Bambi aura 24 ans en mai 2013. Certes il vit dans un enclos mais il n’a rien d’un anonyme cerf élevé pour la viande ou pour produire une ramure hypertrophiée. L’examen de l’impressionnante série de ses mues suffit à convaincre qu’il y a là un sujet digne d’intérêt. Il en manque 9, sans doute dérobées, notamment les paires de 1992 et 1993.

 

Il faut noter que les 33 mues restantes sont toutes de couleur normale et non grisâtre comme le sont souvent les mues qui proviennent d’un élevage. Après avoir pesé et mesuré chaque mue, une courbe peut être tracée dont plusieurs points sont intéressants. Jusqu’à l’âge adulte (environ 6 ans) qui correspond à l’achèvement du squelette, la ramure de Bambi a connu une progression régulière. A 6 ans il porte 13 cors avec une longueur moyenne de 80 cm et un poids de 3,950 kg.

Une série de mues riche d'enseignements
Une série de mues riche d'enseignements

Puis le poids augmente de façon plus marquée, alors que la longueur ne progresse plus que de 12 cm en 7 ans. Le nombre maximum d’andouillers est de 17 cors en 1998 à l’âge de 9 ans. L’apogée est atteint à 13 ans (12ème tête) avec 15 cors, une longueur moyenne de 93,50 cm un poids de 6,400 kg.

De 15 cors à 18 ans à 4 cors en 2011, à 22 ans : gloire à l'ancêtre !
De 15 cors à 18 ans à 4 cors en 2011, à 22 ans : gloire à l'ancêtre !

 

Alors une phase de stabilité commence qui va s’échelonner de 14 à 18 ans. Le poids des mues reste constant et la longueur régresse un peu. A 19 ans, on note une nette baisse du poids avec 4,425 kg pour une paire de mues qui ne compte plus que 10 cors. A 20 ans, en 2009, l’unique mue retrouvée ne pèse plus que 475 grammes mais en 2011, à 22 ans, le vieux cerf porte 2 très grandes dagues avec 2 andouillers d’œil, celui de gauche étant fourchu. 

 

A 23 ans, en 2012, la ramure régresse à nouveau : la longueur des dagues a diminué de 2 tiers, mais le trophée s’est ramifié avec 7 andouillers au total.

 

Toutes ces observations montrent de grandes similitudes, avec ce qui peut être examiné sur des séries de mues de cerf vivant en milieu ouvert. C’est la même progression jusqu’à l’âge adulte, suivie d’une similaire augmentation du poids. En ce qui concerne l’apogée et au-delà, il demeure très difficile de faire des comparaisons, car les cerfs qui parviennent à ce stade sont hélas très rares. Par exemple, sur les 250 trophées présentés dans l’Orne en 2011, pas un seul n’avait atteint l’âge de 10 ans. Lors de l’exposition de 2012, 4 cerfs sur 271 avaient dépassé cette barre fatidique. Il y a donc de l’espoir…

 

Quant aux véritables ramures ravalantes, il est exceptionnel d’en croiser une. Avec la détermination de l’âge grâce aux coupes dentaires, il s’avère qu’il n’y a pas de période fixe pour le ravalement qui peut s’échelonner de 14 à 20 ans selon les individus.

 

Une longévité exceptionnelle

24 ans constitue un âge qui n’a encore jamais été déterminé sur un animal prélevé ou retrouvé mort en forêt libre. Bien sûr, notre vieux cerf n’est pas dépourvu de quelques handicaps. Sa motricité est devenue plus lente, et l’articulation enflée d’une patte avant l’empêche de bondir comme avant.

 

Malgré cela, il sait toujours coucher ses oreilles vers l’arrière avant de charger le grillage, lorsqu’un visiteur lui déplait. Si le pied agile d’antan n’est plus aussi assuré, son acuité visuelle et auditive semble moins altérée que sa denture dont l’usure est très importante. Combien de temps encore Bambi va-t-il pouvoir s’alimenter et surtout ruminer ses aliments ?

 

Nul ne le sait mais en attendant, il n’est pas maigre même si sa morphologie rend plus visible certaines masses osseuses notamment au niveau du garrot.

 

Outre mes trop rares visites où je reste parfois plusieurs heures avec Bambi, à le gratter et surtout à lui enlever de nombreuses tiques, le vieux cerf voit ponctuellement d’autres visiteurs et parfois pas des moindres… C’est ainsi qu  Guy Bonnet et Jean Paul Grossin sont venus  lui souhaiter son 23ème anniversaire. Ce 3 juin 2012, ils étaient présents à l’exposition annuelle de trophées qui se tenait à 200 m de l’enclos. L’écrivain naturaliste bien connu et le talentueux cinéaste ne pouvaient pas quitter Silly en Gouffern sans saluer Bambi l’Ancien. Les deux compères, qui en ont vu d’autre, n’avaient jamais eu l’occasion de rencontrer un cerf bien vivant aussi âgé !

 

Hommage à Bambi, un cerf de 24 ans

Pour sa 21ème édition, l’exposition des trophées de cerf de l’Orne a rendu hommage à Bambi, le cerf mascotte de Silly en Gouffern. Recueilli au printemps 1989, puis confié à la fédération le 9 avril 1990, le cerf est mort à 24 ans le 7 juillet 2013. Certes, cet animal était captif, mais il n’a jamais bénéficié d’une nourriture spécifique destinée à lui faire produire une ramure d’exception. Loin de là, et c’est d’ailleurs tout l’intérêt de la collection des mues grâce à laquelle il est possible d’observer et d’analyser la production osseuse des 23 ramures. 

 

Guy Bonnet à l'oeuvre, commentant la phase finale de Bambi
Guy Bonnet à l'oeuvre, commentant la phase finale de Bambi
Le crâne de Bambi avec une légère déviation nasale
Le crâne de Bambi avec une légère déviation nasale

 

L’évolution de l’architecture et du poids est tout à fait similaire à celle d’un cerf de milieu libre, même si sa longévité a pu être favorisée par la captivité : une progression classique puis une phase de stabilisation qui a duré plusieurs années, de 14 à 18 ans, avant un tardif ravalement qui est survenu à 19 ans, et s’est prolongé jusqu’à la mort. L’intérêt d’une telle collection méritait bien que les mues de Bambi ne restent pas dans un grenier. Désormais, elles sont fixées sur 5 grands panneaux qui vont rester au siège de la Fédération.

 

Outre l’intérêt pédagogique des mues, Bambi nous laisse d’autres informations enrichissantes. Nous savons qu’avec l’âge, des problèmes de fragilisation osseuse (ostéoporose) apparaissent mais dans le cas présent, ils sont mesurables. Si la partie supérieure d’un crâne de cerf adulte pèse environ 1200 g, celle de Bambi ne pèse que 800 g et de plus, avec sa dernière ramure puisqu’il est mort en juillet. A certains endroits du crâne, l’os est transparent tellement il est fin. Les mandibules pèsent chacune 140 g contre 200 g pour celle d’un mâle adulte. 130 ou 140 g sont des poids habituels pour des mandibules de daguets.

Les mâchoires inférieures de Bambi présentent bien évidemment une denture exceptionnellement usée.

Mandibules (face jugale)
Mandibules (face jugale)

Mandibules (face linguale)
Mandibules (face linguale)

 

Malgré l’âge connu, Marcel Bouvier, membre du CLAD, a effectué une coupe dentaire sur une troisième molaire (M1 et M2 étant trop usée). Dans l’espace inter-radiculaire, seules les 13 premières années étaient identifiables. Ensuite, les couches de cément trop anarchiques n’étaient plus parfaitement lisibles.

 

En variant son éclairage et le grossissement, il a pu déterminer au niveau des pointes des racines, 22 couches de cément d’été, les couches de cément d’hiver étant peu marquées mais permettant tout de même la lecture. Il faut donc ajouter 2 années puisque la lecture est réalisée sur la M3. Marcel Bouvier a donc réussi à confirmer que Bambi était bien dans sa 24ème année. 

 

Les incisives montrent un degré d’usure exceptionnel, avec des excroissances importantes en forme de boule à la pointe des racines.

Incisives de Bambi (en haut), en bas, celles d'un daguet (à gauche) et d'un cerf de 10 ans (à droite)
Incisives de Bambi (en haut), en bas, celles d'un daguet (à gauche) et d'un cerf de 10 ans (à droite)

 

 

 

Autre enseignement que nous lègue le très vieux cerf ornais, au niveau de ses meules. Il est écrit dans divers ouvrages, que lorsque l’animal est jeune, la mue présente à son extrémité une forme convexe, puis plate, puis concave avec l’âge. 

 

Rien de cela chez Bambi, toute sa vie et durant les trois phases d’évolution de sa ramure (croissance progressive, stabilisation et ravalement) les mues ont toujours montré une forme convexe, arrondie vers l’extérieur, et cela des premières têtes jusqu’à la 22ème. De plus et malgré cette particularité, les pivots ne sont pas extrêmement court. Pour la dernière tête qu’il portait le jour de sa  mort, les deux apophyses crâniennes mesurent encore 3 cm de hauteur du coté interne et 4,6 cm côté oreille, du bord inférieur de la meule jusqu’au crâne.

 

Sans faire de stupide classement, il semble que Bambi soit le plus vieux cerf français dont l’âge exact est connu. La Fédération des Chasseurs de l’Orne possède donc là une collection, peut être unique, de l’évolution complète de la ramure d’un cerf élaphe non « trafiqué », collection riche d’enseignements qui devrait rester disponible pour les visiteurs des futures expositions.

 

Jérôme Garnier